
Ayant vécu voici plus de deux mille cinq cents ans, Anaximandre (-610 à -546) est reconnu pour être le pionnier grec qui a essayé d’explorer et d’articuler l’émergence et l’agencement du cosmos depuis une perspective qu’on pourrait aujourd’hui considérer comme scientifique. De ce fait, bon nombre de spécialistes et analystes contemporains considèrent que les hypothèses formulées par Anaximandre marquent un tournant fondamental et innovateur dans le parcours historique des sciences. On considère également Anaximandre comme le premier penseur à avoir laissé une trace écrite de ses réflexions. Néanmoins, seules quelques lignes de ses écrits nous sont parvenues. Les documents historiques nous offrent une certaine compréhension de la teneur et de l’envergure de ses contributions, qui embrassent des domaines aussi variés que la philosophie, l’astronomie, la physique, la biologie, la géométrie et la géographie.
Strabon et Agathémère, deux penseurs grecs de l’antiquité, soutiennent au commencement de leurs travaux en géographie qu’Anaximandre serait l’initiateur de la première carte du monde publiée, une affirmation qu’ils attribuent à Ératosthène. Hécatée, un autre savant, se serait basé sur cette œuvre initiale pour élaborer une version plus détaillée et précise. Selon Strabon, Anaximandre et Hécatée seraient les piliers de la géographie après la période homérique. À l’époque d’Anaximandre, il existait déjà des cartes régionales, notamment en Égypte, en Lydie, au Moyen-Orient et à Babylone, qui présentaient des détails tels que les villes, les frontières, les routes et certaines caractéristiques géologiques. Cependant, l’apport significatif d’Anaximandre résidait dans la création d’une carte globale qui représentait l’ensemble de l’oekoumène, c’est-à-dire les terres habitées par l’homme, en dehors de la notion cosmologique de la Terre, telle que les Grecs de son temps la percevaient.
La création de cette carte correspondait parfaitement à l’époque. On peut conjecturer qu’Anaximandre a été motivé par trois facteurs principaux :
La facilitation du commerce et de la navigation : la cité de Milet, un hub florissant d’informations géographiques, avait de nombreuses colonies et commerçait avec diverses régions autour de la Méditerranée et de la mer Noire.
Les intérêts politiques : si Thalès avait eu accès à une telle carte, il aurait sans doute été plus facile pour lui de convaincre les cités-états ioniennes de se fédérer face à la menace des Mèdes.
La quête de connaissances : le désir d’offrir une visualisation de l’oekoumène pour l’enrichissement du savoir était une raison suffisante en soi.
Du peu que l’on peut savoir, il semble que la carte d’Anaximandre n’avait pas pour but premier d’aider les voyageurs ou les expéditions de colonisation. Au lieu de cela, elle a émerveillé les géographes qui ont suivi et qui ont salué l’audace et la vision de son créateur. Anaximandre était davantage un « physicien » dans le sens grec du terme – un philosophe axé sur la physis, ou la nature en tant que matière originelle et processus d’émergence. Son but était donc de proposer un modèle visuel de la Terre en accord avec des théories cosmologiques et météorologiques, ce dessin complétant un traité intitulé « Sur la nature » qui recueillait diverses connaissances associées. Conscient de la convexité de la mer, Anaximandre aurait pu concevoir sa carte sur une surface métallique légèrement courbée. Le « nombril » du monde, ou son centre, aurait pu être Delphes à une certaine époque, mais du temps d’Anaximandre, il est probable qu’il était proche de Milet. Dans tous les cas, la mer Égée était située près de ce centre, entourée par trois continents qui se situaient au centre de l’océan, séparés par la mer et les rivières. L’Europe, quant à elle, était bordée au sud par la Méditerranée et séparée de l’Asie par le Pont-Euxin (la mer Noire), le lac Méotide (la mer d’Azov) et, plus à l’est, par le Phase ou le Tanais, qui auraient pu déboucher dans l’océan. Le Nil, se jetant au sud, délimitait alors la Libye (alors synonyme de l’Afrique) de l’Asie.
Anaximandre s’est distingué par ses efforts remarquables pour expliquer les phénomènes naturels, comme le tonnerre et les éclairs, en se basant sur l’interaction des éléments. Rejetant l’idée de causes divines, il a proposé une approche rationaliste : le tonnerre serait, selon lui, le son produit par la collision de nuages poussés par le vent, l’intensité du son étant proportionnelle à la force de l’impact. En cas de tonnerre sans éclairs, il estimait que c’était la faiblesse du vent, suffisamment fort pour produire un son, mais pas assez pour engendrer une flamme. Quant à l’éclair, il l’interprétait comme une dispersion d’air qui tombe, libérant une sorte de feu discret, et la foudre serait le produit d’un courant d’air plus violent et dense. Ces théories, bien que dépassées par les connaissances scientifiques actuelles illustrent l’approche rationnelle d’Anaximandre. Il a ouvert la voie à une compréhension naturelle et scientifique des phénomènes atmosphériques mettant un terme à l’attribution simpliste de ces phénomènes à des divinités.
Sa vision de la mer comme résidu de l’humidité originelle était tout aussi révolutionnaire. Il supposait que la terre avait autrefois été entourée d’une humidité massive, dont l’évaporation partielle provoquait les vents et même le mouvement des astres. Cette théorie, en dépit de ses erreurs à la lumière des connaissances actuelles, montre à quel point Anaximandre était prêt à remettre en question les croyances préconçues et à chercher des explications logiques et naturelles. En imaginant la terre se desséchant progressivement et l’eau ne subsistant que dans les régions les plus profondes, Anaximandre a démontré une conscience précoce des changements environnementaux, même si ses conclusions étaient erronées. Il voyait la pluie comme un produit de l’humidité extraite de la terre par le soleil – une théorie qui, bien que maintenant réfutée, montre son intérêt pour le cycle de l’eau.
Anaximandre, bien qu’il ait pu se tromper dans ses conclusions, était un penseur visionnaire qui a fortement contribué à établir les bases de la science moderne. Sa volonté d’expliquer les phénomènes naturels par des moyens rationnels et son rejet des explications mythologiques font de lui une figure clé dans l’histoire de la pensée scientifique.