
1) Langage et vérité :
Le langage et la vérité occupent une place centrale dans les réflexions philosophiques et psychanalytiques de Thomas d’Aquin et de Jacques Lacan bien que leurs approches et leurs conclusions diffèrent considérablement.
Thomas d’Aquin se situe dans le courant du réalisme philosophique. Pour lui, le langage a une fonction significative qui consiste à exprimer la vérité de la réalité. Cette vérité se fonde sur la correspondance, c’est-à-dire l’adéquation, entre l’intellect et la réalité. Selon d’Aquin, la vérité existe lorsque notre intellect forme une idée qui correspond fidèlement à ce qui est dans le monde réel. Cette conception repose sur l’hypothèse que le monde a une structure logique intrinsèque que notre intellect peut saisir. On notera que cette hypothèse d’ un monde structuré logiquement vient d’ Aristote et sera reprise de manière intégrale par Hegel et Lacan. Lacan donnera à son Réel la structure de la logique.
Cependant, pour d’Aquin, la vérité ultime est incarnée en Dieu qui dépasse la compréhension humaine. Notre connaissance de Dieu est donc toujours partielle et incomplète et doit être éclairée et vivifiée par la Révélation. La vérité divine, bien qu’accessible à l’intellect humain seul, demeure toujours au-delà de notre pleine compréhension.
Jacques Lacan propose une vision très différente de la vérité et du langage. Selon lui, la vérité n’est pas simplement cachée, attendant d’être découverte. Au lieu de cela, la vérité est toujours voilée, toujours partiellement cachée dans le langage. En fait, pour Lacan, la vérité est intrinsèquement liée à la structure du langage lui-même. En tant que psychanalyste, Lacan voit le langage comme une structure qui façonne notre subjectivité et notre désir. La vérité n’est pas simplement quelque chose qui peut être révélée par le langage, mais plutôt quelque chose qui est constamment créé et transformé par le langage et par sa polysémie dont joue l’ Inconscient.
La notion de vérité voilée de Lacan peut être mise en relation avec la notion de Thomas d’ Aquin selon laquelle notre connaissance de Dieu est toujours partielle et incomplète. Cependant, ils arrivent à cette conclusion à partir de perspectives très différentes : d’Aquin à partir d’une conception théologique de la vérité divine qui dépasse la compréhension humaine et Lacan à partir d’une conception psychanalytique du langage en tant que structure qui façonne la vérité. En dépit de leurs différences, leur travail partage une préoccupation commune pour comprendre le lien complexe entre le langage et la vérité, un thème qui continue de susciter des débats et des discussions dans de nombreux domaines académiques.
2) Le désir :
Thomas d’Aquin, enraciné dans la tradition aristotélicienne et catholique, considère le désir comme une impulsion inhérente à l’âme humaine qui nous incite à chercher le bien. Pour lui, ce bien ultime se trouve en Dieu vers qui tous nos désirs tendent, que nous en soyons conscients ou non. D’Aquin propose une vision téléologique de l’existence humaine, selon laquelle notre être, notre agir et notre désir sont orientés vers une fin, un bien ultime, qui est Dieu. Dans cette perspective, le désir joue un rôle essentiel dans notre quête de plénitude et de bonheur et conduit à une élévation de l’âme humaine vers sa perfection finale dans la vision béatifique de Dieu.
Jacques Lacan, quant à lui, développe une conception du désir qui diffère radicalement de celle d’Aquin. Pour Lacan, le désir est une dimension fondamentale de la subjectivité humaine qui se manifeste dans le champ du langage et de l’Autre. Le désir n’est pas simplement une impulsion qui nous pousse vers un objet de satisfaction, mais une quête perpétuelle et insatisfaisable qui est façonnée par l’Autre et par le langage. En ce sens, le désir lacanien est toujours un désir de l’Autre, un désir d’être reconnu par l’Autre, mais aussi un désir de quelque chose que l’Autre possède. Cette notion lacanienne de désir implique une tension et une insatisfaction constantes, car le désir, dans son essence même, est une quête perpétuelle qui ne peut jamais être pleinement satisfaite. Remarquons cependant que le désir de Dieu peut être lu de manière lacanienne comme le désir de jouir de l’ éternité de Celui-ci. Dans cette perspective, il s’ agit bien dès lors du désir de quelque chose que l’ Autre possède et que nous ne possédons pas !
Ainsi, bien que d’Aquin et Lacan présentent des visions du désir qui diffèrent dans leur contenu et leur orientation, ils partagent tous deux une reconnaissance de l’importance centrale du désir dans l’existence humaine. Pour d’Aquin, le désir nous guide vers le bien ultime, Dieu, tandis que pour Lacan, le désir est une dimension fondamentale de la subjectivité humaine, façonnée par l’Autre et par le langage. Malgré leurs différences, ces deux penseurs mettent en évidence l’importance du désir comme force motrice dans la vie humaine.
3) L’ Autre :
Dans l’exploration des pensées de Thomas d’Aquin et de Jacques Lacan, un thème intrigant émerge autour du concept de l' »Autre ». Bien qu’ils se situent dans des contextes philosophiques et théoriques distincts, leurs notions respectives de l’Autre présentent des points de convergence intéressants qui méritent que l’ on s’ y arrête.
Pour Thomas d’Aquin, théologien et philosophe du XIIIe siècle, Dieu est considéré comme l’Autre ultime. D’Aquin situe Dieu comme un être transcendant, un être suprême qui dépasse notre compréhension et notre connaissance. Dieu est l’entité parfaite, absolument indépendante et l’origine de tout ce qui existe. Il est l’Autre en tant qu’entité distincte de la création mais aussi en tant que fin ultime de toutes les aspirations humaines. En tant qu’Autre, Dieu est à la fois le fondement de l’existence et le but ultime du désir humain, un être qui transcende la réalité finie et qui, pourtant, s’y implique par le biais de la création et de la providence et surtout de son Incarnation.
Jacques Lacan emploie le concept de l’Autre d’une manière spécifique et technique. Selon lui, l’Autre est la figure symbolique qui représente le lieu du langage, du désir et du symbolique dans l’expérience humaine. L’Autre est ce qui donne à l’individu son sens de soi mais c’est aussi ce qui génère le désir et le manque. L’Autre n’est pas seulement un individu distinct mais aussi un ensemble de structures et de signifiants culturels qui structurent notre expérience du monde. L’Autre lacanien est donc à la fois un espace de reconnaissance et une source d’insatisfaction, une entité qui structure notre identité et qui, pourtant, reste toujours en partie inaccessible. On voit clairement ici l’ influence de la conception kantienne du noumène qui parcourt cette notion d’ inaccessibilité.
Ainsi, il y a une certaine résonance entre la notion thomiste de Dieu comme l’Autre ultime et la notion lacanienne de l’Autre comme lieu du désir et du langage. Pour d’Aquin, Dieu est l’Autre en tant que fin ultime de notre désir et en tant qu’être transcendant qui donne un sens à notre existence. Pour Lacan, l’Autre est la figure symbolique qui structure notre identité et notre désir, mais qui reste toujours au-delà de notre saisie.
Ces deux conceptions de l’Autre soulignent la tension inhérente à l’expérience humaine entre le désir d’atteindre l’Autre et la reconnaissance de la transcendance de l’Autre.

Alexandre