
Le triomphe de la religion :
Dans « le Triomphe de la Religion »(1), Lacan confronte la religion et la psychanalyse. Lacan, qui se dit enfant de curé, fait la distinction entre un psychanalyste et un confesseur : « Dans l’analyse, on commence par expliquer aux gens qu’ils ne sont pas là pour se confesser. C’est l’enfance de l’art. Ils sont là pour dire – dire n’importe quoi. »(2)
En effet, la confession procède d’ une cause et d’ un but déterminés : le sujet a conscience de ses péchés et les confesse au prêtre afin que celui-ci lui donne le pardon de Dieu. En analyse, le sujet se doit d’énoncer tout ce qui lui vient à l’esprit afin de faire émerger l’inconscient. Le psychanalyste ne se fait voix pour personne contrairement à l’ecclésiastique prétendant appartenir à l’ Eglise qui est, par essence, le « corps mystique du Christ »(cf. Pie XII, Encyclique « Mystici Corporis Christi. »,1943). Lacan ajoute que l’analyste n’essaie pas de donner du sens au réel car cela est impossible et illusoire. Le réel émerge et est présent par le symptôme. Or, « à force de le noyer dans le sens du religieux, bien entendu, on arrivera à refouler ce symptôme »(3)
La religion guérit l’humain. Elle est faite pour que « les hommes ne s’aperçoivent pas de ce qui ne va pas »(4) En ce sens, Lacan rejoint la pensée de Freud dans « Malaise dans la civilisation »(5) Tout comme lui, il postule que la religion apporte à l’homme une signification sur le monde. Cependant, contrairement à Freud, il déclare que la vraie religion est « la Romaine »(6), la chrétienne, qui donne un sens au monde réel. Les avancées scientifiques apportent des « bouleversements »(7)auxquels il manque un sens. La religion va alors leur en offrir un en expliquant l’inexplicable.
Par la suite, afin d’illustrer que la base de l’homme est le langage, Lacan reprend le prologue de Saint Jean « au commencement était le verbe »(8) et ajoute « mais avant le commencement où est ce qu’il était ? »(9)
La Genèse, à l’ instar du prologue johannique, entretient un rapport avec le Verbe. Dans le Pentateuque, le Verbe était avant le commencement. Dieu a « appris à Adam à nommer les choses »(10), « il ne lui a pas donné le Verbe »(11) Pour l’homme, « le drame ne commence que quand le Verbe est dans le coup, quand il s’incarne, comme dit la religion, la vraie. C’est quand le Verbe s’incarne que ça commence à aller vachement mal »(12) et il ajoute « pour l’analyse au commencement est le Verbe »(13)
Dieu a donné à l’homme le pouvoir de nommer les choses, de les signifier. Le Verbe est du côté du signifiant. On ne peut se le représenter, il nous échappe. Ainsi, ce que l’on retrouve dans la Genèse comme dans le psychisme humain, c’est cet écart entre le
signifiant et le signifié, ce trou, ce vide, que l’homme ne peut se représenter et qui est porteur d’un Dieu irreprésentable, détenteur du Verbe, auquel il n’aura jamais accès.
La religion serait ainsi une dénégation de la vérité comme cause. Elle dénie ce qui fonde le sujet. Pour le religieux, Dieu a la charge de la cause et coupe, par ce fait, l’accès à la vérité. Il est le seul à détenir la vérité. Dès lors, l’homme n’y a pas accès et remet au Divin la cause de son désir. Sa demande est soumise à la volonté d’un Dieu qu’il faut séduire.
La science et la vérité :
Dans son texte,« La science de la vérité »(14), Lacan s’interroge. La religion grâce à la science peut-elle prendre un statut plus franc ? Il rejoint Freud, lorsqu’il évoque les mécanismes de la névrose obsessionnelle qu’elle fait apparaître.
Lacan se demande si le fait religieux n’est pas une certaine dénégation de la cause du sujet, d’un « je n’en veux rien savoir ». Dès lors, la religion est un modèle à ne pas suivre. Elle reporte la vérité comme cause finale, à un jugement de fin du monde. En outre, Lacan, nous dit que « le religieux installe la vérité en un statut de culpabilité »(15).
Est-ce parce seule la vérité de Dieu compte ? Si l’homme est hors cette dernière, il
est dans le pêché. Qu’est-ce que la vérité de Dieu ? L’homme n’y a pas accès, seul le Divin la possède. Dès lors, l’homme est coupable. Il est coupable par sa nature humaine, Adam et Eve en croquant dans le fruit défendu ont tenté d’atteindre la vérité, celle de Dieu. Ils ont alors été chassés du jardin d’Éden et condamné à vivre une vie humaine. En ce sens la vérité a-t-elle un statut de culpabilité ? Nous reviendrons sur cette question par la suite.
Le séminaire Encore :
Dans le séminaire « Encore »(16), au début de la leçon 9 intitulée « Du Baroque »(17) une question est posée :« comment une science est-elle encore possible après ce qu’on peut dire de l’inconscient ? »(18), ceci amène Lacan à nous parler du Christianisme. Selon lui, le Baroque est « l’historiole du Christ »(19).
D’après Louis Soler, Lacan utilise le terme « d’historiole » en opposition à l’histoire : « le Baroque en tant qu’historiole cherche le trait de la différence, la vérité qui spécifie un individu, vérité particulière, non universalisable. »(20) Est-ce une critique de Lacan envers la religion ? L’histoire de Jésus décrite par les évangiles, contrairement à ce qu’ils prônent ne serait pas universelle, mais seulement propre au Christ qui pensait subjectivement être le fils de Dieu. Il me semble que Lacan soutient cette pensée lorsqu’il nous dit : « je veux dire ce que raconte l’histoire d’un homme. Ne vous frappez pas, c’est lui même qui s’est désigné comme le fils de l’homme. Ce que racontent quatre textes dits évangéliques, d’être pas tellement bonne nouvelle que annonceurs bons pour leur sorte de nouvelle. Ça peut aussi s’entendre comme ça, et ça me paraît plus approprié. Ceux-là écrivent d’une façon telle qu’il n’y a pas un seul fait qui ne puisse y être contesté – Dieu sait que naturellement on a foncé dans la muleta »(21).
En outre, il dénonce l’écriture de ces énoncés qui se veulent irréfutables. Cependant, selon lui, ces écrits sont synonymes de vérité et au cœur de la pratique analytique: « ces textes n’en sont pas moins ce qui va au cœur de la vérité, la vérité comme telle et y compris le fait que moi j’énonce qu’on ne peut la dire qu’à moitié »(22).
En effet, les textes chrétiens écrits par des hommes se disent vérité, pourtant, dans le champ psychanalytique, la vérité ne se dit qu’a moitié. Il y aura toujours une part à laquelle nous n’aurons pas accès du fait même que l’homme est un être de langage. Or, cette vérité des textes bibliques est elle aussi prise dans le langage et est par conséquent soumise à la loi du signifiant. Il y a toujours une part qui nous échappe et le religieux est un fait de langage.
D’après Louis Soler, Lacan fait du christianisme la vraie religion car elle tient compte du fait que la jouissance passe par le fantasme. Elle opère « un par un »(23). En effet, l’évangile véhicule une vérité de la jouissance, celle du corps du Christ : « l’histoire du Christ est pour les fidèles un corps à corps oral, bien symbolisé par la communion par le sacrement de l’Eucharistie »(24). Il ajoute que le Baroque étale la jouissance sous toutes les déclinaisons du fantasme ( oral, anal, scopique…).
Par la suite, Lacan reprend Freud(25) avec le « meurtre du fils », où plutôt le meurtre du père, qui fonde la religion. Cet homicide donne un poids à la parole paternelle par la culpabilité qu’il engendre chez ses assassins. Nous pourrions dire « le père est mort, vive le père ». Ainsi, Lacan, postule que « l’historiole du Christ »(26) n’est pas présente pour sauver l’homme, mais Dieu. Terrible inversion.
Le parricide est un mode « de dénégation qui constitue une forme possible de l’aveu de la vérité »(27). Le père de la horde est un père tyrannique. Les fils le tue afin de lever la castration qu’il opère eux. Pourtant celle-ci réapparaît encore plus forte après cet assassinat.
On peut se demander si Jésus n’a pas été tué parce qu’il il véhiculait la parole du Père, étant le messie de cette dernier. Les fils de la Horde ont-ils tué cette figure paternelle jouisseuse afin d’accéder à cette jouissance pleine? La conséquence de ce crime n’a pas été celle espérée. On ne peut avoir accès à la jouissance totale.
Est ce de même avec le Christ?
Le tuer revient à tuer la parole de Dieu afin qu’elle prenne tout son sens. Elle se réactualise dans l’après coup de la mort de Jésus, notamment par sa résurrection en portant l’aveu de la vérité de celle-ci. Dès lors, afin que l’homme puisse lui aussi monter au ciel après sa mort, il devra suivre les préceptes de ce Dieu tout puissant sous peine d’en être privé. De surcroît, lorsque Lacan nous dit que « Dieu est trois indissolublement »(28), il nous dit qu’il est à la fois, le réel, l’imaginaire et le symbolique. Or, si on tue la parole de Dieu en assassinant son fils, l’être du Divin « en prend un coup »(29) car de l’ être de Dieu le nœud se défait.
Le langage nous impose l’être et nous oblige à admettre que nous ne savons rien de ce dernier. Il y a une faille dans le fait de parler de Dieu ou d’écrire sa parole car nous n’y avons pas accès. Pour Lacan, le Christianisme ne serait que l’incarnation de Dieu dans le corps de Jésus. La souffrance de l’un entretenant la jouissance de l’autre. Le Christ est l’interprète du Seigneur. Dès lors, pour s’unir à Dieu, il faut incorporer ce corps. En lien avec la pulsion orale, ce dernier devient, alors, jouissance: « Tout est exhibition de corps évoquant la jouissance »(30). Il est vrai que les églises sont
souvent ornées d’images de corps dévêtus et jouisseurs. On y retrouve toute une série de fantasmes sauf celui de « la copulation »(31). D’ailleurs, d’après la Bible, la Sainte Vierge, Marie, a enfanté Jésus sans aucun rapport sexuel. La copulation est hors champ du fait qu’il y a l’Autre. Il est le lieu où la parole fonde la vérité « et avec elle, le pacte qui supplée à l’inexistence du rapport sexué en tant qu’il serait pensé, pensé pensable autrement dit et que le discours ne serait pas réduit à ne partir
– si vous vous souvenez du titre d’un de mes séminaires – que du semblant »(32).
De plus, Lacan se refuse à donner une définition de la religion, car selon lui, il n’y a pas d’histoire de la religion. C’est une « poubelle sans homogénéité »(33). Il note que Dieu se manifeste uniquement dans des écritures qualifiées de « Saintes »(34). Ce sont des modèles de vies. Effectivement, elle pointe l’échec « des tentatives d’une sagesse dont l’être serait le témoignage »(35).
Ainsi, selon J-A Miller (2005), si Freud supposait que la religion n’était qu’une illusion qui s’évaporerait avec les progrès scientifiques, Lacan, lui, pensait « au contraire que la vraie religion, la Romaine, à la fin des temps, embobinerait tout le monde, en déversant du sens à pleins tuyaux sur le réel. »(36) D’autre part, pour Freud, dans l’avenir d’une illusion (1927), la culture a pour fonction d’éveiller l’esprit tandis que la religion est là pour maintenir les peuples. Elle conjure la peur de la nature et concilie l’homme à son destin. D’après Lacan, dans le discours aux catholiques (1974), la religion soulage les hommes, les berne (en leur cachant ce qui ne va pas) et crée une appréhension afin de les tenir à distance de La Chose. Tout comme Freud, Lacan oppose la religion et la science, mais il va plus loin. Il la présente comme ce qui tend vers l’oblativité (comportement d’une personne qui satisfait les besoins d’autrui plutôt que les siens propres). Il s’appuie là sur une hypothèse qui concerne la religion, mais qui ne s’articule pas avec la croyance. Selon lui, la religion est ce qui fabrique du discours infini.
Pendant le séminaire de Capri, Derrida aborde la religion dans son abstraction, c’est à dire en essayant de l’isoler des caractères qui la composent. Peut-être est-ce comme cela qu’elle doit être abordée pour tenter de la penser. Car il n’y a pas une ou deux religions, il y en a des milliers. La religion se rapporte à l’être humain et chacun à sa façon de la concevoir, de la pratiquer et de se l’approprier. Elle est comme le symptôme, elle représente quelque chose de subjectif pour chaque individu en s’ancrant dans une histoire personnelle, elle a un sens, une raison et parle du sujet qui la pratique. Pour reprendre le discours de Freud(37) à propos du symptôme, la religion surdéterminée car elle possède un motif, un sens et une intention.
Notes :
1. Jacques Lacan, Le triomphe de la religion précédé de Discours aux Catholiques, Paris, Seuil, 2005, (1960).
2. Ibid, P. 78.
3. Ibid, P. 82.
4. Ibid, P. 87.
5. Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, Collection: « Les classiques des sciences sociales », 1934, (1929).
6. Jacques Lacan, Le triomphe de la religion précédé de Discours aux Catholiques, Paris, Seuil, 2005, (1960), P. 81.
7. Ibid P. 79.
8. Ibid P. 88.
9. Jacques Lacan, Le triomphe de la religion précédé de Discours aux Catholiques, Paris, Seuil, 2005, (1960), P.88.
10. Ibid, P. 89.
11. Ibid.
12. Ibid, P. 90.
13. Ibid, P. 91.
14. Jacques Lacan, Écrits II, Paris, Seuil, 1971.
15. Ibid, P.239.
16. Jacques Lacan, Séminaire XX, 1972/1973.
17. Ibid, P.95.
18. Ibid.
19. Ibid, .97.
20. Louis Soler, Lacan et le Baroque, Ouvrage de l’EPFCL, Mensuel n°54, P.10.
21. Jacques Lacan, Séminaire XX, Encore, 1972/1973, P.97.
22.Ibid.
23. Louis Soler, Lacan et le Baroque,Ouvrage de l’EPFCL, Mensuel n°54, P.10.
24. Ibid. P. 11.
25. Sigmund Freud, Totem et tabou. Collection: « Les classiques des sciences sociales », 1951, (1912).
26. Jacques Lacan, Séminaire XX, Encore,1972/1973, P.98.
27. Ibid, P.99.
28. Jacques Lacan, Seminaire XX, Encore, 1972/1973,P.98.
29. Ibid, P.98.
30. Ibid,P.102.
31. Ibid.
32. Ibid, P.103.
33. Ibid.
34. Ibid, P.104.
35. Ibid, P.104.
36. Jacques Lacan, Le triomphe de la religion, précédé de Discours aux Catholiques, Paris, Seuil, 2005, (1960), P. 112.
37. Sigmund Freud, Œuvres complètes, Tome XIV, Paris, PUF, 2000, P.256.
1 réflexion au sujet de « Dieu et la psychanalyse : Une approche anthropologique de la question a travers l’oeuvre de Freud et de Lacan. (Suite et fin) »