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Dieu et la psychanalyse : une approche anthropologique de la question à travers l’œuvre de Freud et de Lacan. (Première Partie)

Dieu et la psychanalyse - une approche anthropologique de la question à travers l’œuvre de Freud et de Lacan

La psychanalyse, comme champ conceptuel de nature anthropologique fondé sur le langage, se doit d’ aborder l’ humain, tout l’ humain. Y compris sa vision ultime du sens de l’ existence et du discours qu’ il tient relativement à son origine. Dans le présent travail, je souhaite proposer tout d’ abord une synthèse des pensées freudienne et lacanienne de la question du divin pour ensuite proposer mes propres conclusions.

Le présent manuscrit se présentera donc comme divisé en trois parties :

I. Le Dieu freudien : une illusion immanente.

II. Le Dieu lacanien : la religion comme fait de langage.

III. Conclusions personnelles : Dieu sous les feux de l’analyse anthropologique et structurale.

I. Le Dieu freudien : une illusion immanente :

1.Totem et Tabou.

Dans « Totem et Tabou », écrit en 1912, Freud s’interroge sur l’origine de la culture, de la religion et de la croyance à travers quatre récits. Il met en correspondance la vie primitive, la personnalité des névrosés et les différents stades de l’évolution psychologique des enfants. Il tente d’expliquer la naissance du totémisme duquel découle la religion et analyse l’ organisation sociale de tribus primitives et religieuses à travers leurs totems et leurs tabous grâce à l’ observation qui en a été faite par des anthropologues de l’ époque. Pour Freud, le Totem est fondateur du lien social. Il représente à la fois « l’ancêtre du groupe (1)» et une protection pour l’homme. De plus, par les lois des interdits fondateurs de la société qu’il instruit, il est une forme primitive de la religion.

Le totem « est vénéré par un groupe d’hommes et de femmes qui portent son nom, se considèrent comme les descendants d’un ancêtre commun et sont étroitement liés les uns aux autres par des devoirs communs et par la croyance à leur totem commun. »(2). Pour Freud, le totémisme est à la fois un système religieux et social qui permet le respect et les égards entre l’homme et le totem. Il est le cœur de plusieurs croyances et différents rites. Cependant, il critique ce système qu’il assimile à de l’ignorance car,selon lui, le père est la figure symbolique substitutive de l’animal totémique. Il en déduit que cette figure est en relation avec les deux crimes d’Œdipe. A savoir qu’il est interdit de tuer le Totem où le père et d’épouser sa mère. Ainsi, Freud crée une analogie entre le « primitif » et la psychanalyse.  

Le tabou est tout ce qui se rapporte au sacré et à l’interdit. Il ne se fonde sur aucune raison et existe depuis toujours. Ceux qui le transgressent sont punis par des forces démoniaques. Il fait partie des croyances, de la culture, des coutumes, d’une société et agit comme une loi à laquelle les hommes doivent se soumettre. Freud le compare à un symptôme bien connu chez le névrosé obsessionnel, qui lui même prohibe certaines choses. Dans les deux cas, la volonté d’accomplir l’action (action sur le tabou) est empêchée par  l’inquiétude qu’elle véhicule. De plus, le tabou comme le symptôme du névrosé ont d’autres points communs. En effet, ils ne restent pas fixés sur un objet, mais se déplacent et se rattachent à des rituels. Ils sont parfois contradictoires et illogiques. Pourtant, l’homme y adhère tout comme à la religion, qui elle aussi à ses tabous, ses règles et ses lois.

Dans le deuxième chapitre, Freud nous parle de l’animisme. « C’est la théorie des représentations de l’âme : au sens large du terme, la théorie des êtres spirituels en général »(3). Il est en lien avec la superstition et d’après l’auteur, il possède « les conditions préalables de toutes religions »(4). Il précède  la religion. 

L’animisme découle de la croyance en la magie qui « soumet les phénomènes de la nature à la volonté de l’homme »(5). Ceci afin de protéger ce dernier contre les dangers. La magie détient des rituels destinés à des divinités qui protègent l’humain. Le sujet cherche à obtenir ce qu’il souhaite par l’intermédiaire de celle-ci. En ce sens, elle dépend des désirs de l’homme. Freud résume l’animisme et la magie « en une toute-puissance des idées. »(6). Cette toute puissance des idées se retrouve aussi chez le névrosé obsessionnel qui attribue une efficacité à sa pensée. En outre, on la rejoint également dans la religion où ce sont les dieux qui la possèdent. Cependant, l’homme la conserve en partie, car il peut influencer ces derniers afin qu’ils répondent à leurs volontés. La façon dont l’humain conçoit le monde à l’aide de l’animisme et de la religion recouvre deux stades différents du développement psychologique. Le premier correspond au narcissisme et le deuxième recouvre le stade de fixation de la libido sur les parents. 

Freud reprend les travaux de Darwin et de Robertson Smith sur la « horde primitive » et les met en parallèle avec la psychanalyse. Le Totem et les Tabous proviendraient d’un complexe paternel des enfants à l’égard de leur père. Ces réflexions portent sur la horde primitive, une horde humaine gouvernée par un père tout puissant qui détient toutes les femmes. Les fils, jaloux, haïssent et admirent à la fois ce père castrateur. Ils se liguent et assouvissent leur haine en le tuant et en le dévorant dans un repas totémique. Cependant, une fois le repas terminé, ils éprouvent des regrets. Afin d’apaiser leur culpabilité  issue de ce crime, ils se repentirent en interdisant la mise à mort du totem qui représente leur père et refusèrent d’entretenir des relations sexuelles avec les femmes de ce dernier. Ainsi, ils prohibent le parricide et l’inceste.

Freud établit le parallèle entre la naissance de la religion totémique (première forme de religion connue) et la culpabilité de l’homme qui décide d’obéir au père offensé. Cette religion permet aux membres du clan d’honorer le totem par des rituels. Il y voit ainsi les prémisses de la religion qu’il relie à la culpabilité de l’homme. Pour lui, la représentation de Dieu est subjective puisque celui-ci est constitué à l’image du père de chacun. De plus, « dans le mythe chrétien, le péché originel résulte incontestablement d’une offense envers Dieu, le Père. Or, lorsque le Christ a libéré les hommes de la pression du péché originel, en sacrifiant sa propre vie, nous sommes en droit de conclure que ce péché avait consisté dans un meurtre. […] et lorsque ce sacrifice de sa propre vie doit amener la réconciliation avec Dieu le Père, le crime à expier ne peut être autre que le meurtre du père. »(7). Dès lors, Dieu est le reflet de l’imago paternel et la religion chrétienne intègre la culpabilité envers celui-ci. En outre, Freud associe le repas totémique à l’Eucharistie chrétienne. Par l’expiation du fils envers le père, l’homme réalise ses désirs et prend la place de ce dernier. Les frères présents lors de ce repas mangent la chair et boivent le sang du Christ afin de se sanctifier. Le complexe d’Œdipe est donc présent dés le commencement de la religion par la place de la culpabilité de l’homme qui tente de se racheter en vénérant le père.

Par son œuvre « Totem et Tabou »(8), le fondateur de la psychanalyse esquisse les prémisses de la création de la religion en rapport avec le sentiment de la culpabilité de l’homme envers l’imago paternelle.

2. D’une conception de l’univers.

Freud, dans sa septième conférence intitulée « d’une conception de l’univers »(9) critique la religion et s’interroge sur la place prépondérante qu’elle occupe dans la vie des hommes. Dans ce discours, il prend pour point de départ la conception de l’univers créé par l’homme : celle-ci est fondée sur la foi et tente de répondre aux réalisations imaginaires du désir de celui-ci. En ce sens, elle est une illusion. Elle se différencie de celle de la science qui s’appuie sur la raison. En outre, cette foi en la conception de l’univers contribue à la réalisation des systèmes religieux, qui sont, alors, eux aussi des illusions provenant des désirs de l’être humain. Il va plus loin en ajoutant : « Des trois puissances qui disputent à la science ses droits et ses domaines, la seule dangereuse est la religion. »(10). Selon lui, la religion tire sa puissance des affects de l’homme. Elle lui permet d’apaiser ses angoisses en répondant à ses questions. En outre, elle est porteuse d’une loi qui dicte au sujet son comportement et ses pensées. Elle est aussi punitive. En effet, ceux qui ne respectent pas ses règles sont privés du bonheur et de la protection qu’elle promet.

La religion prend sa source de la cosmogonie, c’est à dire de « la manière de concevoir la création du monde »(11). L’univers a été créé par l’être parfait, « une sorte de surhomme idéalisé »(12), surnommé « Père ». En lien avec la psychanalyse, Freud nous dit qu’il s’agit du « père majestueux tel qu’il apparut au petit enfant […]  Ainsi, le croyant se figure la création du monde à l’image de sa propre naissance. »(13). L’enfant, à la naissance, est protégé par l’instance parentale, qui, pour lui est forte et puissante. Cependant, en devenant adulte, il s’aperçoit que le père «n’a qu’un pouvoir très restreint »(14). Il n’a pas renoncé au besoin d’être sécurisé face aux dangers de la vie. L’image de ce père « surestimé » réapparaît. Or, la puissance affective de ce souvenir met en place de ce père protecteur, une divinité en laquelle il a foi. Ainsi, la religion découle bien des désirs de l’humain, de son imaginaire et de ses fantasmes. En ce sens, c’est une illusion.

De surcroît, la religion est porteuse de loi car le souvenir de l’instance paternelle qui protège l’enfant lui indique aussi les normes et les valeurs à suivre ainsi que les sanctions s’il ne les respecte pas. Le sujet les transfère ainsi dans sa foi. Tout comme les parents, Dieu est amour, mais aussi

punisseur. Ainsi, selon Freud  la religion présente trois illusions majeures pour la société humaine : elle a une fonction théorique de par sa réponse en ce qui concerne la conception de l’univers, elle a une fonction psychologique en apaisant les craintes des hommes et enfin elle une fonction politique en véhiculant des normes et des valeurs.

Par la suite, il revient sur l’état antérieur de  toute religion en ses stades animiste et magique évoqués dans « Totem et Tabou »(15). Il pointe le rapport qu’ils entretiennent tous les trois. A savoir, que la religion comme la magie et l’animisme possèdent des figures démoniaques mais grâce à l’avancée de la science, les phénomènes inexpliqués et les miracles de l’époque ont trouvé des réponses. L’animisme, la magie et la religion sont les fruits de l’imaginaire humain. Ils ne subsistent que grâce à l’ignorance et la naïveté humaine. 

En outre, la religion interdit au sujet de réfléchir rationnellement puisqu’elle se prétend supérieure à la raison. La parole de Dieu est la vérité absolue et rien ne peut la remettre en cause. Elle est donc dogmatique et permet son auto-conservation en influençant l’individu mais aussi la collectivité humaine. Dès lors, Freud abonde dans le sens de Hume (1711-1776, philosophe) qui disait « si nous prenons en main un volume quelconque de théologie ou de métaphysique scolastique, par exemple, demandons nous : contient-il des raisonnements abstraits sur la quantité et le nombre ? Non. Contient-il des raisonnements expérimentaux sur des questions de fait et d’existence ? Non. Alors, mettez le au feu, car il ne contient que des sophismes et des illusions ».(16)

Ainsi, Freud critique la religion qu’il juge dogmatique et qui prend sa source de l’imaginaire, des fantasmes infantiles, mais aussi des désirs de l’homme. Elle n’est qu’une illusion que le sujet se crée pour apaiser ses peurs et ses doutes.

3. L’avenir d’une illusion :

Dans l’avenir d’une illusion(17), Freud tente premièrement de définir la civilisation humaine. Selon lui, celle-ci tend vers deux directions qui rendent possible une vie en communauté. La première est le savoir. Les hommes l’ont acquis afin de satisfaire leurs besoins. La deuxième est l’institution. Elle régit le rapport interhumain et permet de contenir les pulsions humaines et leurs tendances destructrices envers la civilisation. Les règles émises agissent sur le sujet comme des interdits et créent des renoncements pulsionnels. Ainsi, les lois apportées par l’institution agissent sur le psychisme de l’homme. D’après l’auteur, les êtres humains ont décidé de former une communauté en se liant les un aux autres afin de se protéger contre les dangers de la nature. Ils tentent, ensemble, de se défendre contre les tempêtes, les tremblements de terre, la mort… . Dans l’intention de répondre et comprendre ces phénomènes effrayants, leur première action est de leur imputer une figure humaine. De la sorte, ils tentent d’apaiser, de conjurer ces « êtres surhumains et violents »(18).  De surcroît, ils confèrent un caractère paternel à ces Dieux. Ces êtres tout puissants ont une triple fonction : « conjurer les terreurs de la nature, réconcilier avec la cruauté du destin tel qu’il se montre en particulier dans la mort, et dédommager des souffrances et des privations qui sont imposées à l’être humain par la vie en communauté dans la civilisation. »(19) . Ainsi, Freud, souligne que les représentations religieuses sont issues du besoin de se défendre contre la nature. Par ce biais, il donne  également, une raison d’être à la civilisation. Pourtant, celle-ci peut être considérée comme un fardeau pour les individus, en raison des règles et des lois qu’elle véhicule et qui impliquent un renoncement pulsionnel.

Par la suite, Freud s’interroge sur la croyance au dogme religieux. Il avance trois arguments en faveur de ce dernier avant de les critiquer. Selon lui, nous adhérons au dogme car nos ancêtres faisaient de même. En outre, nous avons des écritures datées de temps lointains, et enfin, ils ne peuvent être remis en cause. Ainsi, en douter entraînerait des punitions. Freud dénonce le premier argument, en décelant une certaine ignorance des Anciens qui croyaient en beaucoup de choses qu’aujourd’hui nous savons fausses. La deuxième justification est fictive car les preuves écrites sont contradictoires. Elles ont été travaillées par différentes personnes et ne sont pas prouvées comme véridiques. Par conséquent, les dogmes religieux apparaissent comme peu crédibles. Ceci d’autant qu’ils se prétendent au dessus de toute raison. Le sujet n’a pas besoin de les comprendre. Il doit simplement y croire. Dès lors, pour Freud, les représentations religieuses se révèlent illusoires et sont liées à la force des désirs humains : « Nous disons donc qu’une croyance est une illusion quand, dans sa motivation, c’est l’accomplissement du désir qui se met en avant, et nous négligeons alors son rapport avec la réalité, tout comme l’illusion elle-même renonce aux accréditations de celle-ci. »(20) A travers, ce texte, Freud reproche à la religion de prendre sa source dans l’ignorance, la naïveté humaine et de prétendre détenir la vérité absolue.

4. Malaise dans la civilisation.

Dans son ouvrage « Malaise dans la civilisation »(21), Freud débute son texte en nous faisant part de réflexions sur la religion qu’il a entretenues avec Romain Rolland (écrivain français). Ce dernier accuse le psychanalyste de ne pas avoir tenu compte : « de la source réelle de la religiosité »(22) . En effet, la base de toute croyance serait le Sentiment Océanique. « Ce sentiment, il l’appellerait volontiers la sensation de l’éternité, il y verrait le sentiment de quelque chose d’illimité, d’infini, en un mot : d’« océanique » »(23). Freud s’interroge alors, sur la validité de cette sensation. Est-elle subjective  ou est-elle la source et l’origine de la religion? Il analyse ce ressenti de manière psychanalytique c’est-à-dire en tentant de repérer la représentation, l’affect et l’énergie pulsionnelle. Romain Rolland décrit le sentiment océanique, comme une sensation d’éternité, un éternel recommencement comparable aux flux et reflux de l’océan qui se répètent cycliquement. Ce mouvement est analogue aux battements du cœur, à la respiration, au bercement. Ceci nous reporte à des images archaïques. En outre, il n’a pas de limite, il s’ouvre vers l’infini.

Freud commence son raisonnement à partir d’un savoir psychanalytique sur le « moi ». En apparence, le sentiment le plus stable est celui de nous même. Pourtant cela est erroné : « le sentiment du moi est lui-même soumis à des altérations et ses limites ne sont pas constantes »(24).

 Le moi évolue aux cours de la vie de l’homme. Au départ, le moi du nourrisson est indifférencié de celui de la mère et du monde extérieur. Il est infini, en « union avec le grand tout »(25), donc il est en lien avec le sentiment océanique décrit par Romain Rolland. Cependant, le sujet en évoluant tente de délimiter son moi. Ainsi, le souvenir de ce moi primaire et illimité rentre en résurgence avec le moi évolué du sujet. « Rien de la vie psychique ne peut se perdre, rien ne disparaît de ce qui s’est fermé, tout est conservé d’une façon quelconque et peut réapparaître favorable dans certaines circonstances, par exemple au cours d’une régression suffisante. »(26) Dans le chapitre deux, Freud nous dit que l’homme aspire au bonheur. Il souhaite éviter la douleur, la privation de joie et il recherche de fortes jouissances. Afin de tendre vers cet idéal, le sujet utilise divers moyens. Le moyen chimique, en ingérant certaines substances qui provoquent des sensations de bien-être. Ou bien, il tente d’atteindre la sagesse en  réduisant ses instincts en pratiquant le yoga… Pour parvenir à se rapprocher d’une telle sensation de plaisir, le sujet emprunte différentes voies afin d’obtenir une certaine jouissance et d’éviter la souffrance. Chaque homme choisit le chemin qui le mène vers le bonheur. Or, d’après Freud, la religion vient imposer sa propre voie, sa vérité se veut universelle. Pour être heureux, l’homme doit suivre une unique direction imposée par Dieu. Ceci en dévaluant l’importance de la vie terrestre et en véhiculant une image tronquée du monde. Pour Freud, la névrose est une pathologie sociétale : la société rend l’homme névrosé car elle lui impose des renoncements. Par la suite, il tente de définir la civilisation : « le terme civilisation désigne la totalité des œuvres et organisations dont l’institution nous éloigne de l’état animal, de nos ancêtres et qui servent deux fins : la protection de l’homme contre la nature et la réglementation des relations des hommes entre eux. »(27). Il ajoute que les activités civilisées sont toutes celles qui protègent l’homme de sa nature et assujettissent la terre. Grâce aux avancées technologiques qui permettent à l’être humain de tirer profit de la planète, il s’approche de l’idéal de ses Dieux tout puissants. Cependant, cela ne le rend pas heureux. La civilisation est une collectivité. 0r, pour qu’elle fonctionne le plaisir individuel doit se substituer au plaisir collectif. L’homme doit renoncer à ses pulsions instinctives, ce qui crée un sentiment d’hostilité envers la civilisation.

Freud poursuit son œuvre en évoquant un des fondements de la civilisation : l’amour. 

Comme nous l’avons vu précédemment, la civilisation tente de dompter les pulsions humaines et elle en fait de même avec l’amour. Il en distingue deux formes : une génitale et l’autre inhibée, détournée de son but sexuel. Certains sujets tentent d’atteindre le bonheur au travers de ce sentiment en particulier par l’amour universel. Une valeur prônée par la religion chrétienne. Freud débute son chapitre cinq en critiquant une maxime religieuse « tu aimeras ton prochain comme toi même ». En effet, l’homme pour pouvoir aimer doit pouvoir projeter son « moi » sur l’autre, se reconnaître en lui : « il mérite mon amour lorsque par des aspects importants, il me ressemble à tel point que je puisse en lui m’aimer moi-même »(28). L’homme est soumis à des pulsions agressives et il est souvent tenté de les assouvir sur l’autre. Cette transformation de l’homme en « bête sauvage »(29), qui perd « tout égard pour son espèce »(30) est dangereuse pour la civilisation. Donc, l’amour universel est illusoire, mais nécessaire afin de limiter l’agressivité humaine. Cependant, l’un ne va pas sans l’autre : « il est toujours possible d’unir les uns aux autres par les liens d’amour une plus grande masse d’hommes à la seule condition qu’il en reste d’autres en dehors d’elle pour recevoir les coups ».(31) L’instinct agressif d’une même communauté crée de la cohésion en son sein. Il en va de même pour la religion chrétienne, qui fonde sa communauté sur l’amour universel, mais se caractérise aussi par l’intolérance, la violence, le massacre des non convertis à cette religion au cours des siècles.

Dans le chapitre six, Freud cite une phrase du poète et philosophe Schiller « la faim et l’amour règlent le fonctionnement des rouages de ce monde ».(32). Selon lui, la faim représente les pulsions qui tendent à conserver l’individu, alors que l’amour est dirigé vers des objets qui permettent de conserver l’espèce. Ainsi, l’instinct du moi s’oppose aux instincts objectaux puisqu’ils n’ont pas le même but. La libido est l’énergie qui les caractérise. De plus, selon lui, s’il existe un instinct qui pousse vers la conservation de l’individu, il doit en avoir un autre qui le conduit en sens inverse. Freud distingue alors, l’instinct de vie et celui de mort. Afin de ne pas s’anéantir lui même ce dernier sert l’Éros ( la pulsion de vie) en localisant son agressivité vers l’extérieur. Pour certains, il est difficile d’accepter que l’homme ait une double nature. Notamment pour la religion  qui prône que Dieu crée l’homme à son image. Or, si l’homme peut se montrer cruel, Dieu ne peut-il pas l’être tout autant ? Non, car l’entrée en scène du diable est le meilleur moyen de disculper le divin. Par la suite, Freud se questionne sur les moyens que l’homme met en place pour « inhiber son désir d’agression »(33). L’homme bride son instinct agressif en le retournant contre lui même par l’intermédiaire de son surmoi. Cette agressivité va se décliner sous la forme de la culpabilité et un besoin de punition. Malgré, un renoncement à accomplir ses désirs, le sentiment de faute reste présent. Le sujet ne peut dissimuler ses désirs interdits au surmoi. Celui-ci pousse l’être humain à se punir. Le sujet  est dès lors soumis à un perpétuel état de tensions. Freud, note une deuxième origine du sentiment de culpabilité : il s’ agit de l’angoisse devant l’autorité. L’homme renonce à satisfaire ses pulsions afin de ne pas perdre l’amour de cette dernière. Dans le cas de la névrose obsessionnelle, le sentiment de culpabilité peut s’imposer au conscient. Dans d’autres pathologies psychiques, ce sentiment reste inconscient. « Aussi conçoit-on aisément que le sentiment de culpabilité engendré par la civilisation ne soit pas reconnu comme tel, qu’il reste en grande partie inconscient ou se manifeste comme un malaise, un mécontentement auquel on cherche à attribuer d’autres motifs. »(34). En outre, l’homme est soumis au principe de plaisir. Il cherche le bonheur individuel, mais il doit aussi s’unir avec les membres de sa communauté. Or, « le développement individuel est donc en droit d’avoir ses traits particuliers, qui ne se retrouvent pas dans le processus de civilisation collective. Et le premier ne concorde nécessairement avec le second que dans la mesure où il a pour but l’inclusion de l’individu dans la société. »(35). Afin de lutter contre l’instinct agressif du sujet, la civilisation en véhiculant ses normes et ses valeurs « de certains de ses grands personnages »(36), renforce les sacrifices individuels de certains hommes au profit de la collectivité. La religion s’en inspire en nommant la culpabilité par le terme de « péché »(37). Elle se vente « d’en délivrer l’humanité »(38) et ceci par « le sacrifice de la vie d’un seul assumant ainsi la faute de tous »(39).

Ainsi Freud, à l’aide de la métapsychologie, analyse les bases et les causes du besoin religieux. Il semble que le vécu archaïque de l’enfant, la quête du bonheur, du monde parfait, la sauvegarde de la civilisation qui prohibent certaines pulsions instinctives de l’homme et engendrent chez lui de la culpabilité, attirent ce dernier vers la religion.

5. Moïse et le monothéisme.

Dans Moïse et le monothéisme(40), Freud s’interroge sur la portée du mythe de Moïse et sur sa véracité. Il se questionne sur l’étymologie égyptienne de son nom, ainsi que sur  la réalité de son histoire relatée dans la Bible. Ainsi, il postule que Moïse n’aurait pas été juif mais Égyptien. Dès lors, il remet en cause le fondement de la religion Mosaïque. En effet, comment un Égyptien peut-il être à l’origine de la naissance d’une religion chez le peuple juif, alors que ceux-ci sont martyrisés et considérés comme des sous-hommes par ces premiers ? En outre, les deux religions ne sont-elles pas antagonistes ? En réponse à ces questions, Freud retrace l’histoire de la religion égyptienne  devenant monothéiste grâce à la religion d’Aton. Or, cette dernière et la religion juive ont, selon l’auteur, une identité primitive commune. En outre, pour étayer son hypothèse, Freud avance un autre point primordial dans la religion Mosaïque : la circoncision. Cet acte est à l’origine égyptien : « Si Moïse a donné aux Juifs non seulement une nouvelle religion, mais encore la loi de la circoncision, c’est qu’il n’était pas juif, mais égyptien, d’où il s’en suit que la religion mosaïque était vraisemblablement une religion égyptienne, non pas celle du peuple, trop différente, mais la religion d’Aton avec laquelle la religion juive concorde sur bien des points importants. »(41)   Par ailleurs, il date l’exode des Juifs de l’époque d’Akhenaton, plus précisément entre 1350 et 1358 av JC. Pourtant  la Bible la situe aux alentours de 1280 av JC. De plus, les raisons de cette migration seraient différentes de celles évoquées dans le livre sacré. Freud continue de s’interroger sur l’authenticité du personnage de Moïse relaté dans la Bible notamment relativement à sa personnalité. Dans les écritures bibliques, Dieu apparaît comme « jaloux, sévère(42) ». Le psychanalyste se demande si les juifs n’auraient pas projeté ces traits sur le divin. En effet, dans beaucoup de récits « extra-bibliques »(43), le prophète apparaît comme « irascible et violent »(44). De plus, dans la Bible, Moïse meurt de vieillesse, pourtant dans de nombreux écrits de prophète, il meurt brutalement lors d’une révolte de son peuple qui abandonna cette religion. Par la suite, il semble que ce même peuple regrettera son geste. Par conséquent, nous pouvons faire un parallèle entre cette histoire et le récit du père de la horde de Freud dans Totem et Tabou(45), dans lequel il relate une histoire similaire fondatrice de la religion.

 En remettant en question la réalité du personnage de Moïse, Freud critique les Écritures Saintes qui apparaissent déformer la vérité historique. En outre, il avance un nouvel argument en faveur de son exégèse de la Bible, à savoir, son écriture. Elle fut écrite durant plus de trois cents ans et ceci par différents auteurs. De plus, la religion Mosaïque fut abandonnée pendant un certain temps (que Freud nomme la période de latence) et fut ressuscitée par la suite : « la religion de Moïse bien que disparue avait laissé des traces, une sorte de souvenir et demeurait, tradition sans doute obscurcie et déformée, tradition d’un grand passé qui continuait à agir dans l’ombre et qui, peu à peu, prit, sur les esprits, un empire de plus en plus grand, pour arriver finalement à transformer le dieu Jahvé en dieu de Moïse et pour rappeler à la vie une religion que ce dernier avait instauré de longs siècles auparavant et qui avait ensuite été abandonnée »(46). Ainsi, le texte et les faits originaux ont pu être altérés et falsifiés au cours des siècles. D’après lui, la religion « n’est qu’une névrose de l’humanité »(47). Il compare les phénomènes religieux aux symptômes névrotiques. Dès lors, Freud fait un rapprochement entre l’apparition des névroses traumatiques mais aussi du développement psychique de l’enfant et l’apparition de la religion. Il relie les trois par la période de latence, c’est-à-dire, un laps de temps présent dans le développement psychique de l’enfant entre la sortie de l’Œdipe et l’adolescence. Par la suite, la puberté crée un retour du refoulé. Dans le cas de la névrose traumatique, il y a aussi la présence d’une phase d’incubation avant que les premiers symptômes apparaissent. Or, la durée de l’abandon de la religion Mosaïque serait similaire à « une phase d’incubation »(48), ou « une période de latence »(49) pour reprendre Freud. A la suite de ce moment, le refoulé réapparaît. Dans le cas de Moïse, le retour du refoulé serait la culpabilité éprouvée par son peuple quant au fait de l’avoir tué. Il l’érige, alors en Totem, générateur de la religion Mosaïque. De plus, « les masses comme l’individu gardent sous forme de traces mnésiques inconscientes les impressions du passé »(50). En outre, il affirme « que les hommes ont toujours su qu’ils avaient un jour possédé et assassiné un père primitif »(51). Dès lors, le meurtre de Moïse et du Christ est une répétition du passé. Si nous suivons l’hypothèse de Freud, nous pouvons en déduire que les religions naissent à partir des conflits psychiques des êtres humains.

En écrivant ce livre et toutes ces autres œuvres critiques de la religion, le psychanalyste éprouvait certaines craintes, notamment envers l’Eglise et les autorités autrichiennes. Pourtant, il illustra fortement sa critique des fondements de la religion en analysant le mythe de Moïse à l’aide de différentes disciplines intellectuelles et fait de la religion une illusion infantile et  la compare  à des symptômes névrotiques.

Notes :

1 Sigmund Freud, Totem et tabou. Collection: « Les classiques des sciences sociales », 1951, (1912). 

2 Ibid, P.80.

3 Sigmund Freud, Totem et tabou.  Collection: « Les classiques des sciences sociales », 1951, (1912)., P. 62. 

4 Ibid. 5 Ibid. 6 Ibid, P.67.

7 Sigmund Freud, Totem et tabou. Collection: « Les classiques des sciences sociales », 1951, (1912), P. 116/117.

 8 Ibid.

9 Sigmund Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse. Collection : « Les classiques des sciences sociales », 1936, (1915), P.95. 10 Ibid, P.97. 11 Ibid, P.98. 12 Ibid. 13 Ibid. 14 Ibid.

15 Sigmund Freud, Totem et tabou.  Collection: « Les classiques des sciences sociales », 1951 (1912). 16 David Hume, Enquête sur l’entendement humain, Collection : « Les classiques des sciences sociales », 2002, (1748).

17 Sigmund Freud, L’avenir d’une illusion,Paris, Points, 2011, (1927). 18 Sigmund Freud, L’avenir d’une illusion,Paris, Points, 2011, (1927), P. 56. 19 Ibid, P. 58.

20 Sigmund Freud, L’avenir d’une illusion,Paris, Points, 2011, (1927)., P 80. 21 Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation,  Collection: « Les classiques des sciences sociales », 1934, (1929). 22 Ibid. P.6. 23 Ibid. 24 Ibid, P.7.

25 Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, Collection: « Les classiques des sciences sociales », 1934,(1929), P.8. 26 P.8 27 Ibid, P.23.

28 Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation,  Collection: « Les classiques des sciences sociales », 1934, (1929),P.36. 29 Ibid, P.38. 30 Ibid. 31 Ibid, P.39. 32 Ibid, P.41.

33 Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation,  Collection: « Les classiques des sciences sociales », 1934, (1929),P.46. 34 Ibid, P.55. 35 Ibid, P.58. 36 Ibid, P.59. 37 Ibid, P.55. 38 Ibid. 39 Ibid.

40 Sigmund Freud, Moïse et le monothéisme, Collection: « Les classiques des sciences sociales », 1948, (1939). 41 Ibid, P.22. 42 Ibid, P.25. 43 Ibid. 44 Ibid.

45 Sigmund Freud, Totem et tabou,, Collection: « Les classiques des sciences sociales », 1951, (1912). 46 Sigmund Freud, Moïse et le monothéisme,  Collection: « Les classiques des sciences sociales », 1948, (1939), P.51. 47 Ibid, P.41. 48 Ibid, P.50. 49 Ibid. 50 Ibid, P.66. 51 Ibid, P.7

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