
Un remaniement majeur dans la pensée scientifique et philosophique s’est produit en l’espace d’un siècle, du fin XVIème à la fin du XVIIème siècle, provoquant un véritable séisme dans l’esprit européen. Un tel chamboulement, s’étendant sur plusieurs décennies, a poussé les analystes à parler de ‘crise de la conscience européenne’. Ce changement monumental s’est opéré progressivement, grâce aux efforts cumulés de nombreux penseurs et savants.
Les sources exactes de cette transformation drastique restent un sujet de débat parmi les historiens. Les avancées techniques, comme l’apparition de nouveaux instruments de mesure et d’observation, sont-elles à la base de ce bouleversement conceptuel ? Ou est-ce l’unification sans précédent de la physique et des mathématiques qui a catalysé ce changement ? Peut-être les doutes croissants sur la parole des autorités religieuses ont-ils joué un rôle ? Une chose est sûre : cette révolution a marqué la fin d’une époque dominée par la philosophie aristotélicienne héritée de l’Antiquité.
Au cœur de cette transformation se trouvait Galilée(1564-1642). Sa révolution, bien que complexe, a marqué une rupture radicale avec le système aristotélicien. En effet, Aristote postulait une différence intrinsèque entre le mouvement et le repos, affirmant que le repos était l’état naturel d’un corps physique. Galilée a cependant défié cette notion en arguant que le mouvement et le repos sont intrinsèquement liés et dépendent du point de vue adopté. Pour Galilée, le repos n’était pas absolu, mais relatif. Galilée a également contesté la vision d’Aristote d’une séparation claire entre le monde sublunaire – caractérisé par le changement et la contingence – et le monde supralunaire – domaine de la nécessité et de l’éternité. Pour Aristote, les mathématiques ne pouvaient être appliquées qu’au monde supralunaire. Cependant, Galilée a démystifié cette distinction en remarquant des changements dans le ciel et en concluant que la Terre, comme les autres planètes, était soumise au mouvement. Cette révolution galiléenne a jeté les bases d’une unification de la nature sur le plan ontologique et méthodologique, ouvrant la voie à l’application des mathématiques à la physique.
Il est fascinant de constater comment le monde subjectif, celui que nous percevons à travers nos sens, fut alors dépouillé de ses qualités sensibles pour devenir un fait scientifique. Ce processus de transformation soulève une question fondamentale : comment peut-on transposer une réalité subjective en données universelles et objectives ? La réponse réside dans la quantification. Nos impressions personnelles, nos sensations – toutes intrinsèquement qualitatives – doivent être transformées en mesures quantitatives pour pouvoir soutenir un discours universellement accepté. Le XVIIe siècle fut celui du calcul scientifique.
C’est là que l’instrument de mesure entre en jeu, servant de pont entre le monde subjectif et la réalité scientifique. Prenons le thermomètre comme exemple : il convertit une sensation subjective de chaleur en une mesure objective de degrés. Par ce processus, l’instrument de mesure écarte le sujet de l’observation, instaurant une distance entre l’observateur et le phénomène observé. Ainsi, la nature devient idéalisée, transformée en un langage mathématique, comme l’a si bien formulé Galilée : « le livre de la nature est écrit en langage mathématique ». C’est ce processus d’idéalisation qui a donné naissance à la physique moderne, remplaçant le monde familier, vague et approximatif par un monde précis et totalement déterminé.
Le philosophe René Descartes (1596-1650) a été une autre figure marquante de cette transition, cherchant à appliquer la certitude mathématique, habituellement associée à des objets spécifiques comme les nombres et les figures, à tous les domaines de la science, y compris la physique.
La conception de la nature elle-même a également subi une transformation radicale. La vision dynamique de la nature a été remplacée par une perspective mécanique. Le mécanisme, une doctrine qui postule que tout processus est dépourvu d’intention explicite ou implicite, est devenu le modèle prédominant. Cette approche s’oppose au finalisme, qui prétend que les corps physiques poursuivent un but, une fin qui sert d’explication causale. Des penseurs comme Descartes et Spinoza ont rejeté la doctrine du finalisme, arguant qu’elle inverse l’ordre causal, plaçant l’effet avant la cause, le futur avant le passé.
Cette transformation de la réalité subjective en faits scientifiques a profondément remodelé notre conception du monde en nous conduisant vers une compréhension plus précise et objective de la nature qui nous entoure. Le XVIIe siècle aura détruit la majeure partie de l’ édifice conceptuel aristotélicien.
La vision du Cosmos selon Aristote, avec sa distinction entre le monde sublunaire – monde changeant de la génération et de la corruption – et le monde supralunaire – nécessaire, éternel et parfait – a marqué des millénaires de pensée scientifique et philosophique. Pourtant, cette conception du monde a été radicalement bouleversée par l’arrivée d’une nouvelle vision de l’univers, homogène et infini. René Descartes a été à l’origine de cette transformation. Selon lui, il n’existe que deux types de substances : la substance pensante (res cogitans) et la substance étendue (res extensa). Cette dernière est devenue le concept unificateur qui a permis d’homogénéiser l’Univers. Avec Descartes, l’espace n’est plus une idée abstraite mais est intrinsèquement lié aux corps physiques qui sont étendus en largeur, longueur et profondeur. Il s’ agit là d’ une géométrisation de la physique : autre bouleversement conceptuel.
C’est la fameuse analyse qu’ il fait du morceau de cire illustrant parfaitement cette notion. Dans cette analyse, Descartes distingue entre les qualités premières – celles qui restent constantes, comme l’étendue – et les qualités secondes – les qualités sensibles comme la couleur ou la chaleur. Les premières existent dans les corps, indépendamment de celui qui les perçoit, alors que les secondes dépendent du sujet qui les perçoit. Cela conduit à une distinction fondamentale entre le « en-soi » (le réel) et le « pour-soi » (le non-réel). Cette distinction étant un prélude au kantisme du XVIIIe siècle. Dans cette perspective, l’essence même de la chose physique se réduit à l’extension spatiale. Comme l’exprimait Descartes lui-même : « la nature de la matière ou du corps pris en général ne consiste point en ce qu’il est une chose dure ou pesante ou colorée, ou qui touche nos sens de quelque façon, mais seulement en ce qu’il est une substance étendue en longueur, largeur et profondeur. »
Ce changement radical de perspective a conduit à un présupposé ontologique fondamental : le réel n’est pas le sensible. Reste alors posée cette question inévitable : si le réel n’ est pas le sensible alors pourquoi le sensible existe t’ il et où le situer ? Serait-il irréel ? Chers lecteurs, sentez-vous ici l’ aporie qui se fait jour dans cette interrogation ? Cette nouvelle vision de l’univers a constitué une véritable révolution, bouleversant notre compréhension du monde et posant les bases de la science moderne. Nous en vivons encore aujourd’hui les conséquences sur les plans philosophiques et théologiques.