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Un essai de critique des interventions de Monsieur Alain Didier-Weill lors du Séminaire lacanien de 1979 intitulé « La topologie et le temps. »

Portrait d'Alain Didier-Weill

J’aimerais ici commenter les interventions que Monsieur Alain Didier-Weill a réalisées au sein du séminaire de Lacan intitulé « La topologie et le temps » lors de l’année académique 1978-1979. Il est très important d’approfondir la pensée de Monsieur Weill eu égard au fait qu’il est un successeur direct qui a connu Lacan de son vivant. Afin d’éviter que la psychanalyse lacanienne ne se dissolve dans une glose stérile, il est nécessaire, plus de quarante années après la disparition de Lacan, d’effectuer l’aggiornamento de celle-ci, c’est à dire une mise au jour de ce que Monsieur Nasio appelle lui-même ses « concepts fondamentaux ». Il est crucial de revenir au texte même de Lacan. En l’occurrence, ce séminaire de 1978-1979 consacré à la topologie est un texte purement lacanien où l’on lit son rapport conceptuel harmonieux avec Monsieur Weill.

Ce Séminaire, classé comme étant le vingt-sixième, comporte 11 séances s’étendant du 10 novembre 1978 au 15 mai 1979 et Monsieur Weill y intervient lors de la dixième séance datée du 5 mai. La dernière séance étant constituée par un dialogue entre Messieurs Nasio et Vappereau.

Ce Séminaire est considéré comme l’avant-dernier donné par Lacan. Il succède au Séminaire XXV (1977-1978) intitulé « Le moment de conclure. » et précède le Séminaire XXVII (1979-1980) portant le nom « Dissolution ».

A posteriori, il est intéressant de constater qu’après le « Moment de conclure » et avant d’effectuer la « Dissolution » consécutive à la conclusion, un intervalle soit ouvert à la topologie. Le moment de conclure ne semble devoir se clore que géométriquement en incluant le signifiant dans un espace doté de quatre dimensions.

Quatre dimensions car ce Séminaire s’intitule « La topologie ET le temps ». Or, comme la topologie lacanienne est tridimensionnelle, trois dimensions étant nécessaires au noeud borroméen afin que les cercles ou les tores qui le composent puissent se chevaucher dans le nouage qui les constitue : l’ajout de la dimension temporelle vient engendrer à la réflexion un espace quadridimensionnel.

Ainsi, avant de dissoudre, faut-il encore bien conclure en intégrant le signifiant dans sa réalité spatio-temporelle à des fins de formalisation et de transmission. Il en va de même pour les mathèmes. Que l’introduction de cette même dimension du temps se produise à la fin de la durée de vie de Lacan, que celle-ci advienne peu avant que la solution dissolvante ne vienne à faire passer le maître dans l’espace de l’Autre, voilà qui manifeste le point d’orgue d’un cheminement dont l’avant dernière étape vise à donner au discours de la psychanalyse un système de repères fixes.

De maître, Lacan y devient témoin de son oeuvre et de la transmission qu’il souhaite lui imprimer sous le double signe d’une réforme et d’un retour. D’une réforme, par l’introduction du langage mathématique qui, selon lui, est au plus proche du Réel impossible à dire mais cernable par une impasse de la formalisation. D’un retour, au sens d’une indéfectible fidélité au texte freudien.

De la seconde topique freudienne scandée en trois espaces à la topologie lacanienne scandée en trois tores noués, il n’y a qu’une différence de degré et non de nature : cette différence est celle de l’aggiornamento. Aggiornamento comprise comme une mise au jour et non comme une mise à jour du discours de Freud. Mise au jour, c’est-à-dire redécouverte du dépôt freudien à l’aune de la notion de structure, structure borroméenne, elle-même produit du discours analytique.

Mise au jour et ouverture puisque la transmission, par essence, est don fait à l’autre. Cet avant-dernier Séminaire est bien le lieu d’un dialogue ouvert avec les disciples fidèles dont Monsieur Alain Didier-Weill est l’un des plus augustes représentants. Avant de rejoindre le grand Autre, le maître fait passer son corpus et munus docendi à l’autre : c’est le temps de la transmission qui précède celui de la dissolution.

Le frère de Jacques Lacan, (à qui il dédie en 1932 sa thèse de Doctorat) , le Père Marc-François Lacan, était religieux bénédictin de la Congrégation de France. Lacan n’était donc pas sans ignorer ce que Saint Paul écrivait à son disciple Timothée : « Tradidi vobis quod et accepi ». Soit « J’ai transmis ce que j’ai reçu » (II, Cor, 20). Il pourra donc dire avec Paul : « Cursum consumavi » : « J’ai accompli ma course. »

La dernière oeuvre de Freud fut consacrée au patriarche Moïse : l’ultime travail du fondateur de la psychanalyse participait d’un retour à l’origine. Cette origine se joue sous le signe de l’exode et de l’inscription. Inscription puisque Moïse reçu du Réel des traces au Symbolique : une écriture, un décalogue. Ces commandements participant de l’instance surmoïque dont l’étude sera si chère à Monsieur Alain Didier Weill. Exode parce ce que celui qui reçut de l’impossible à dire cette écriture mourut au bord externe de la terre promise à l’instar d’un Lacan s’éteignant au bord de sa topologie inachevée après un long exil hors des institutions de la doxa.

Si Freud retourne in fine à Moïse et si Lacan revient à Freud, à nous dès lors de retourner à Lacan dans un esprit de fidélité à l’instar de Monsieur Weill, son cher disciple. Monsieur Weill n’appelait-il pas Lacan « son bon maître » ?

Après cette brève introduction, permettez-moi d’entrer dans la synthèse proprement dite de l’intervention que fit Monsieur Alain Didier Weill lors de la dixième séance du Séminaire « La Topologie et le temps » en ce 5 mai 1979. Cette synthèse sera suivie d’un troisième document dans lequel j’apporterai ma conclusion personnelle.

Je tiens d’abord à signaler la source de mon travail qui réside dans le scan des feuilles rénotypées de ladite intervention se trouvant à disposition sur le site suivant : http://www.valas.fr/Jacques-Lacan-La-topologie-et-le-temps-1978-1979-en-francais-et-en-espagnol,203

D’emblée, Monsieur Weill veut rendre compte de l’enseignement qu’il reçoit et qui, selon lui, est double : d’une part, le corpus théorique lacanien et, d’autre part, les fruits du dialogue analytique. Il est à remarquer que Monsieur Weill emploie le terme de « dialogue analytique » et non d’ « écoute analytique ».

Monsieur Weill souhaite rendre compte de la parole du sujet parlant comme habité par un rythme temporel à trois temps : un rythme surmoïque trinaire synchronique à la structure RSI et diachronique comme déploiement qui permet l’advenue du un.

Le mécanisme essentiel du Surmoi est la censure. Cette censure semble laisser passer un mot mais s’organise afin qu’un deuxième mot ne soit pas dit. Ainsi, dans cet ordre de la censure, le premier dit ne peut se soutenir d’un deuxième alors que, justement, le mécanisme du rêve nous apprend, au contraire, que tout contenu manifeste, tout « dit », n’est que de se soutenir d’un autre « dit » qui est son contenu latent. La censure tente donc d’abolir l’existence du latent qui soutient le manifeste. Ce qui a pour conséquence de créer un biais par lequel le sujet de ce même « dit » devient douteux. La censure met le sujet en position d’être confronté à un autre qui est en position de le soupçonner. Elle instaure une différence entre un sujet « supposé » et un sujet « soupçonné », le premier pouvant surprendre, le second étant dans l’incapacité de le faire car désormais une prévention existe à son propos. La censure est donc très proche du « non-dupe » lacanien en ce sens que celle-ci ne peut jamais être surprise par le sujet. Ainsi, le signifiant de haute valeur psychique, c’est à dire le signifiant qui a surpris le sujet en le sidérant et qui viendra constituer le coeur de son rêve, est dépouillé de toute capacité efficace à étonner et à sidérer le sujet.

Cependant, le sujet prononce un deuxième mot et va donc passer par-delà la censure grâce à l’instance de la répétition qui est cet au-delà d’où le sujet peut répondre de son premier dit. Il ne parle donc plus du même lieu. C’est ainsi que la censure devient elle-même sidérée de voir son ordre ainsi enfreint : elle n’interdira donc plus du même lieu.

Cette sidération de la censure laisse un vide soit un champ au surgissement d’une voix : c’est le fameux « Che vuoi ? » freudien, signature de la sidération de la censure. Sidération faisant acte du fait que le sujet réitère soit que le sujet INSISTE.

Ce « Che vuoi ? » dit au sujet que cette INSISTANCE va pouvoir être soutenue d’un troisième mot soit d’un troisième « dit ». L’INSISTANCE devient persévérance.

Cette insistance mutée en persévérance après un temps de sidération offre, de nouveau, à la répétition un autre lieu d’où se dire.

Les trois temps de l’articulation du dire du sujet en rapport avec l’instance surmoïque sont donc :

1) Le temps de la censure qui, se posant, a laissé passer un mot.

2) Le temps où l’insistance de la répétition fait franchir au sujet le cap de la domination imaginaire de la censure par la prononciation d’un deuxième mot.

3) Le temps de la sidération qui déplace la censure. Déplacement qui génère l’espace vide d’où émergera le troisième mot qui est signature de la persévérance : « Che vuoi ? ».

Ces trois temps de la censure correspondent homologiquement au trois temps du Surmoi :

1) Le Surmoi médusant : « Pas un mot ! » Voici le Surmoi qui suspend le temps, qui pétrifie le sujet à l’instar de la Méduse homérique, qui altère la diachronie des signifiants. Il correspond au Surmoi du psychotique qui, regardant celui-ci de partout, le rend invisible. Surmoi archaïque le plus féroce qui soit. Surmoi optique, absolu, qui voit tout et qui ne laisse au sujet aucune zone de repli. C’est la négation du voilement consubstantiel au dévoilement.

2) Le Surmoi fascinant : Ce Surmoi est maintenant limité dans son action spatio-temporelle : le sujet peut alors s’en déprendre partiellement car il est enfin regardé d’un lieu qu’il peut situer.

3) Le Surmoi sidérant : C’est le « Che vuoi ? » Le sujet est regardé du lieu de l’Autre. La sidération tirant son origine d’un signifiant qui fait éclater le miroir de l’Imaginaire.

Cette analyse trine du Surmoi conduit naturellement Monsieur Weill à s’interroger au sujet de la fonction de la métaphore du Nom du Père fondatrice du Surmoi. Métaphore qui doit correctement être intégrée par le sujet pour pouvoir réaliser l’économie topique.

Ce Nom du Père comme métaphore nous reconduit à « Totem et Tabou » en ceci que la notion de Père mort (incorporer, n’est-ce pas d’abord avoir tué ?) peut réapparaître de manière spectrale dont les va et vient trouvent une réponse dans le rituel.

De nouveau, Monsieur Weill établit ici un schéma à trois temps en pointant trois types d’incorporations :

1) Une incorporation pré-oedipienne (déjà mise en évidence par Mélanie Klein) : l’enfant incorpore un signifiant « Père » dans le signifiant « Mère » : il s’agit du signifiant Phi.

2) Une incorporation oedipienne : il s’agit ici de la résolution classique du complexe d’Oedipe.

3) Une incorporation post-oedipienne : cette troisième incorporation consiste en l’intégration de la contingence du fait que ce « Père » n’est pas tout-puissant puisqu’il n’a engendré qu’un sujet imparfait. Monsieur Weill dira « si mal fait ».

Père incorporé, Père mort, qui crée un double mouvement simultané d’intérêt et de répulsion correspondant au sentiment de vénération et de communion chevauchant celui de terreur sacrée fondé sur la peur du retour de l’objet, du spectre.

Terreur, oui, terreur ! Terreur qui règne dans le monde psychotique du fait de la Verwerfung. Drame du psychotique qui est, selon les termes mêmes de Monsieur Weill : « celle de ne pas accéder, dans le fond, à l’Inconscient. » ( page 19 de son intervention précédente du 21 novembre 1978 au sein du même Séminaire).

Après nous avoir parlé du rôle de la censure en rapport avec le signifiant ainsi que du lien qui unit la métaphore du Nom du Père à l’objet, il était nécessaire que Monsieur Weill en arrive à introduire, une fois de plus, la troisième dimension manquante au signifiant et à l’objet : celle du corps.

La matérialité du corps perd de sa réalité lorsque celui-ci est marqué d’un signifiant. C’est l’usure de cette marque qui crée l’ennui ( l’en-nuit) et la lourdeur somatique. Il s’agit donc de réincorporer du signifiant de manière rituelle afin de rendre sa légèreté à ce même corps. Notre orateur nous introduit bien évidemment ici à l’origine de la ritualisation totémique où toute forme de déchet est détruite car tout ce qui choit, tout signifiant non incorporé pourrait rendre au corps sa lourdeur.

Ce signifiant incorporé du Nom du Père est fondateur du Surmoi mais le drame de l’individu tient en ceci que le Père mort est à la fois à l’origine du Signifiant métaphorique du Nom du Père et de ce même Surmoi persécutif qui empêche le deuil total. Ainsi, la métaphore paternelle se fonde de cette antinomie qui est genèse d’un excès d’énergie (dont les dérives totalitaires questionnaient Jung) et d’un interdit que d’y céder, que de vouloir s’émanciper et n’appartenir qu’à soi-même. Je me permets ici d’ajouter que l’on retrouve ce principe dans le rituel de la Messe catholique romaine où la moindre parcelle de l’hostie consacrée ne peut choir de la patène sous peine de devoir effectuer un rituel complémentaire de purification. (Novus Ordo Missae, Introductio generalis, Missale Romanum de Paul VI, 1969).

Si la métaphore paternelle cède à l’excédent pulsionnel qu’elle fonde alors « nous voyons l’émancipation de ces forces de vie dont Jung fait l’apologie. » ( citation de Monsieur Weill en page 25).

Mais, dans le cas bienheureux où la métaphore paternelle ne cède pas, le sujet parvient dès lors à utiliser l’effet de l’INSISTANCE de cet excès en repérant le lieu non signifiant d’où insiste en lui le dit excès.

Ce cas bienheureux permet au sujet de nommer cet excès d’une métaphore nouvelle du fait même de ne pas trouver le lieu d’où ce vide INSISTE.

Monsieur Weill tout comme Freud, Saussure et Lacan engendrent une représentation trine de leurs concepts.

L’algorithme saussurien, la seconde topique freudienne, le nodalité borroméenne et la logique weillienne du Surmoi se structurent toutes selon un modèle à trois éléments et le schéma S/s est une pièce fondamentale de la relecture de l’Inconscient freudien par Lacan du fait de l’homologie des structures existant entre le langage et l’Inconscient.

Un système psychique lacanien figuré en trois entités borroméennes entretenant des relations de types applicatives, un langage saussurien dont les unités fondamentales sont également structurées en trois éléments non bijectifs (signifiant, barre, signifié), un Inconscient freudien dont les mécanismes essentiels sont fractalement animés d’une dynamique trine (refoulement, déplacement, condensation) et un Surmoi weillien doté d’un flux diachronique à trois temps. Voilà le chiffre trois qui traverse plus d’un siècle d’élaboration psychanalytico-linguistique.

Pour Saussure, le signifiant et le signifié sont, par la barre, indissociables. Ils sont comme le recto et le verso d’une feuille de papier : deux faces inséparables ; et la barre qui écrit leur rapport est consubstantielle au schéma qu’ils forment. Et, même si Lacan désarrime le signifiant de tout rapport homonymique au signifié, il ne supprime ni la barre, ni le dit signifié qui ne se voit que repoussé au terme des multiples renvois métaphoriques et métonymiques entre signifiants.

Il en va de même pour la seconde topique freudienne. Quel que soit le cas clinique envisagé, on ne peut, d’un point de vue métapsychologique, concevoir un être de langage à qui manquerait un seul des trois constituants de la topique. Même le psychotique paranoïaque le plus échevelé ou le pervers le plus enflammé présentent encore des éléments surmoïques, inconscients et conscients comme en témoigne une lecture attentive des « Cinq psychanalyses ».

Quant au noeud borroméen, celui-ci n’est que de tenir des trois cercles ou tores indistincts dans leurs formes qui, par leurs nouages, le constituent. Qu’un seul soit sectionné et c’est toute la structure qui s’effondre.

Surmoi trine de Monsieur Weill, schéma trine de Saussure, métapsychologie trine de Freud et topologie trine de Lacan.

Ainsi, décrire la réalité tant théorique que clinique de l’être parlant ne peut se faire, selon ces grands penseurs, que selon une structuration conceptuelle trine.

Or, selon les dires de Lacan lui-même, l’être de langage est une formule digne du pléonasme « puisqu’il n’y a d’être que de langage » ( conférence de Louvain, 1972).

S’il n’y a d’être que de langage et que l’être de langage nommé sujet ne se décrit que par cette approche trine, il faut en conclure que tant l’être que le langage sont ainsi structurés si l’on admet la thèse selon laquelle Saussure, Freud et Lacan ont vu juste.

Le schéma saussurien, la seconde topique freudienne et le noeud borroméen s’élèvent ainsi au rang d’universaux car le premier s’applique à toutes les particularités du langage, la seconde décrit toute la structure psychique de tous les sujets particuliers et le troisième les décline topologiquement. Ces trois descriptions linguistique, métapsychologique et topologique ont bien un caractère universel au sens où elles peuvent, selon Aristote, être « dites de plusieurs » et en l’occurrence de tous les êtres de langage.

Quelle position ontologique adopter relativement à ces trois structures ? Existent-elles en soi ( réalisme des universaux) ou sont-elles des signifiés, des concepts, produits par l’être de langage qui s’exprime au moyen de signifiants dans un discours qui serait celui de la psychanalyse ?

Platon contre Aristote dans l’Antiquité, les réalistes contre les nominalistes à l’époque médiévale, les partisans des tropes (réalistes) ou de la philosophie analytique au XXième siècle : nous voici renvoyés à plus de deux millénaires de débat.

Notons que, de surcroît, ces trois structures sont elles-mêmes traversées ou commandées ( quel terme choisir ?) par une superstructure qui leur est commune : le chiffre trois.

« Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ! », ce célèbre avertissement antique aurait pu figurer au fronton du Séminaire « La topologie et le temps. »

Si nous nous arrêtons uniquement sur le cas particulier du noeud borroméen si cher à Monsieur Weill, celui-ci n’est-il que le produit d’un des quatre discours lacaniens ou est-il une structure en soi, indépendante du discours de la psychanalyse et de tous ceux qui le tiennent et dont ils ne seraient eux-mêmes que l’effet s’élaborant comme êtres de langage dans l’illusion d’une succession temporelle qui ferait l’histoire du fait « psychanalyse » ?

Le noeud borroméen est-il à l’origine des faits de langage freudiens et lacaniens qui finiraient par le découvrir dans un mouvement de retour ? Ou bien le borroméen n’existe-t’il que du discours tardif de Lacan qui, in fine, l’élabore ?

Je propose d’approcher cette question en effectuant une lecture paradoxalement borroméenne du noeud borroméen puisque, par définition, rien ne peut exister en dehors du Symbolique, de l’Imaginaire et du Réel.

J’aborderai donc deux points qui, de soi, s’imposent :

1) L’origine de l’adoption par Lacan du noeud borroméen.

2) Un essai de lecture du noeud borroméen par lui-même.

1) Origine de l’adoption du noeud borroméen par Lacan.

Le noeud borroméen est une structure géométrique tridimensionnelle qui, dérivant de la théorie des noeuds, est l’entrelacs le plus simple faisant partie de la famille des entrelacs brunnien. C’est en 1892 qu’Hermann Brunn (d’où l’adjectif « brunnien ») a rédigé un article à ce sujet ( » Über Verkettung « ). Il s’agit d’un noeud non trivial : un noeud trivial étant le noeud le plus simple qui puisse topologiquement exister soit un non noeud, c’est-à-dire un cercle classique traçé dans un plan euclidien de dimension 2 et plongé dans un espace de dimension 3. Un noeud trivial n’est donc pas noué.

Le noeud non trivial dit borroméen, entrelacs de trois cercles indétachables quelles que soient les déformations topologiques qu’on leur feraient subir ( à moins d’en couper un, ce qui, par définition, n’est pas une déformation mais une section), est une structure très ancienne que l’on retrouve dessinée dans certaines représentations mythologiques grecques, dans l’art bouddhique dès le IIème siècle de notre ère et ensuite dans certains manuscrits médiévaux.

Il est strictement impossible de créer, même avec des cercles de deux dimensions, un noeud borroméen qui ne soit pas de trois dimensions et ce, du fait même des entrelacs. Concevoir un noeud de ce type en deux dimensions équivaudrait à l’absurdité d’une sphère conçue en deux dimensions.

Ce n’est qu’à l’âge de 71 ans, soit 40 ans après avoir terminé sa thèse doctorale, 38 ans après être devenu membre de la Société Psychanalytique de Paris, 19 ans après son discours de Rome et 8 ans après la fondation de son école (l’EFP) que Lacan découvre cette structure.

Il dira, en mars 1975, dans ses entretiens nommés « RSI » : « J’ai tout de suite su que le noeud borroméen m’incitait à énoncer du Symbolique, de l’Imaginaire et du Réel, quelque chose qui les homogénéisait. »

Un peu plus tôt, le 9 février 1972, dans son Séminaire XIX « Ou pire. » ( Editions du Seuil, Paris, 2011, page 51), Lacan élabore une phrase de structure borroméenne : « Je te demande de me refuser ce que je t’offre parce que ce n’est pas çà ! »

Aspect tardif de l’introduction du borroméen dans le corpus lacanien.

Alors que certaines figures géométriques sont déjà invoquées dans le Séminaire XI de l’année 1964, il faudra encore attendre quelques années pour voir se constituer la topologie lacanienne. Cette topologie succède à des géométrisations dont la première n’est autre que la construction du schéma du stade du miroir dont l’exposition publique remonte à 1936, trois ans avant la disparition de Freud. Lacan prolonge ici more geometrico le travail de synthèse freudien. Mais, plus encore, il s’inscrit dans les pas de Baruch Spinoza (philosophe de sa jeunesse) qui, au coeur du XVIIème siècle cartésien, écrit une philosophie construite comme une géométrie, en pleine période du développement de l’optique dite justement optique géométrique. Le double mouvement lacanien du déploiement d’une langue qui s’approche au plus près des aléas du discours de l’Inconscient et d’une reprise des concepts par des lettres (les mathèmes), des symboles et des formes, se veut fidélité à la belle langue du Grand Siècle ainsi qu’à son fulgurant jaillissement de nouveautés géométriques et analytiques (au sens de l’analyse mathématique).

L’idée de Lacan selon laquelle le borroméen va homogénéiser le trio S I R, soit leur donner une consistance équivalente, va abolir la thèse d’une primauté d’un des éléments de la structure trine sur les deux autres. Il n’y aura donc pas de succession chronologique entre les trois éléments S I R mais une succession logique s’effectuant dans une immédiate présence des uns aux autres. C’est, en quelque sorte, une conséquence de leur perpétuelle indissociabilité et du fait que, inscrit en trois dimensions, ce noeud non trivial existe sans la nécessité d’une quatrième dimension temporelle. Et, c’est justement cette quatrième dimension qui se veut introduite dans le Séminaire « La topologie et le temps. »

Mais cependant, en soi, le noeud borroméen peut exister sans cette dimension du temps, ce qui lui confère a minima le statut d’archétype atemporel.

« Je te demande de me refuser ce que je t’offre parce que ce n’est pas çà. »

Selon Lacan, cette phrase serait construite sur un mode borroméen. Il s’agit d’une demande adressée à l’autre de ne pas nous donner une chose. Et quelle chose ? Celle que nous lui offrons. Nous demandons à l’autre de ne pas nous offrir la même chose que celle que nous lui offrons. Pourquoi ? Parce que ce que nous lui offrons n’est pas ce que nous aimerions recevoir. Parce que ce que nous lui offrons, malgré nous, n’est pas ce que nous voudrions lui offrir et, parce que s’il fait la même chose que nous en nous l’offrant à son tour, nous ne pourrons dès lors ne recevoir qu’autre chose que ce que nous désirons.

En effet, « parce que ce n’est pas çà ». Nous offrons à l’autre ce que nous ne voudrions pas lui offrir et nous ne lui offrons pas ce que nous voudrions lui offrir : accent très paulinien s’il en est ! Et l’autre fait de même avec nous parce que, de structure, nous n’arrivons pas à offrir la bonne chose : le « çà ».

Ce « çà » n’est pas le « çà » compris comme l’Inconscient mais plutôt le « ç-a » soit le « ç-a », c’est-à-dire l’objet a. Le « Je » de l’énoncé sait qu’il n’offre pas l’objet a et ne veut donc pas recevoir la même chose en retour, raison pour laquelle il demande à l’autre de le lui refuser. Cette phrase met en évidence un « Je » qui serait conscient des leurres à l’action dans les échanges intersubjectifs. Cette phrase est borroméenne en ceci que du Symbolique ( dont elle est par nature constituée), elle énonce par négation l’illusion de l’Imaginaire et l’impossibilité du Réel. Illusion de l’Imaginaire qui, dans ses représentations, ne manifeste pas l’objet tant convoité, et ce, par définition, puisqu’une image n’est pas un objet mais son reflet : évitement de l’illusoire écueil narcissique. Impossibilité du Réel car le « Je » de l’énoncé sait que l’objet que l’on aimerait recevoir est à jamais perdu du fait que tout énoncé advient du Symbolique et non du Réel. Phrase lucide. Phrase qui intègre dans un double mouvement la structure du noeud borroméen.

De cette phrase, on pourrait dire qu’elle assume le Symbolique sans sombrer dans l’Imaginaire et sans croire en une quelconque accessibilité immédiate du Réel. Cette injonction manifeste à l’autre notre propre limite dans le don ainsi que la sienne propre. L’autre ne peut nous donner que ce que nous lui donnons nous-même et ce n’est pas « çà » : le mieux serait dès lors de ne pas donner à l’autre ce qu’il nous a offert parce que, de nouveau, ce n’est pas « çà ». Cette phrase se capitonne d’une interpellante signification : l’implacable contingence de tout sujet divisé de l’Inconscient. Lacan insiste ici sur la limitation de l’être parlant. Lacan serait-il là plus pascalien que cartésien ?

2) Lecture borroméenne du noeud borroméen.

Selon les propos de Lacan, le noeud borroméen homogénise le trio S I R. Lacan emploie exactement le verbe « homogénéiser ». Il soutient dès lors que le noeud borroméen fait du S I R un tout cohérent. J’en déduis que, selon Lacan, c’est bien la représentation géométrique tridimensionnelle d’un noeud non trivial qui offre la possibilité de concevoir les trois éléments constitutifs de l’être parlant de la manière la plus cohérente. Le noeud borroméen participe donc de l’essence de l’être parlant puisque cet être ne peut se départir du Symbolique, de l’Imaginaire et du Réel.

Or, comme il n’y a d’être que de langage, le noeud borroméen devient la figuration de l’Etre. Par conséquent, si l’Etre se donne à voir, c’est sous cette forme. Il y a 2700 ans, Parménide soutenait que l’Etre était une sphère. Lacan dévoile l’Etre comme un tri-tore noué. D’un point de vue topologique, un tore dérive de la révolution d’un cercle autour d’un axe externe parallèle à l’un de ses diamètres. Le cercle est lui-même la projection orthogonale d’une sphère en deux dimensions. Le noeud borroméen est donc un dérivé topologique second de la sphère. Il n’y a donc aucune rupture mais plutôt solide continuité par delà 27 siècles entre Lacan et Parménide.

La vision de l’Etre s’effectue dans le dévoilement du noeud borroméen. Cette affirmation semblera très exagérée à certains et par trop absolue mais, cependant, elle est la conséquence rigoureusement logique de trois principes strictement lacaniens :

A savoir que :

1) Il n’y a d’Etre que de langage.

2) Le Noeud borroméen incite Lacan à énoncer l’homogénéisation du Symbolique, de l’Imaginaire et du Réel.

3) Le trio S I R déploie les trois dimensions de la structure soit du langage.

Des principes 1 et 3, on déduit immédiatement que S I R sont les trois dimensions de l’Etre de langage, soit de l’Etre puisqu’il n’y a d’Etre que de langage.

Du principe 2, on déduit de la même manière que la cohérence de ces trois dimensions ( qui sont l’essence de l’Etre) se trouve dans la représentation du noeud borroméen.

De l’Etre, on ne peut dire simplement qu’il est pur agencement verbal visant à dire la réalité (thèse nominaliste). L’Etre est plutôt la donnée immédiate qui s’impose de tout ce que nous prétendons exister, y compris de nous-même. Or, le langage existe, c’est d’ailleurs le fondement même de tout l’édifice psychanalytique, et il n’y a d’être que de langage. Donc, le langage et l’Etre entretiennent des rapports de consubstantialité et non de subordination conceptuelle. Il s’ensuit que le langage n’est pas une construction conceptuelle mais ce qui permet, a posteriori, une construction conceptuelle. Le langage est l’a priori des concepts.(1)

Il s’ensuit que les trois dimensions de l’Etre (S I R) sont des instances a priori comme représentations de l’essence de l’Etre. Ensemble unique du noeud borroméen comme l’Etre qui est un et dont la représentation en trois cercles distincts est unité par le nouage. Un du côté de l’Etre et trois du coté du parlant. L’Etre, a priori un, est trois lorsqu’il est parlé. Pour le sujet parlant, tout se scande en trois lieux parce que le sujet parlant ne parle tout d’abord que du symbolique avant de se re-présenter dans l’Imaginaire pour enfin admettre sa contingence, son incomplétude soit sa béance constitutive et consécutive à la perte et à l’irrécupérabilité de l’objet a qui, lui, est du Réel. Ainsi, l’Etre diffracté par l’ex-sister ne réalise son unité que dans la procession du Symbolique, de l’Imaginaire et du Réel. Cet être de langage est topiquement structuré en trois instances inconsciente, consciente et surmoïque. Il n’est donc pas étonnant que chacune de ces instances soit elle-même structurée en trois mouvements qui sont ceux du S I R. Monsieur Alain Didier Weill est donc dans la parfaite continuité propre à la logique borroméenne et topique lorsqu’il scande la dynamique du Surmoi en trois temps.Pure fidélité à Freud et à Lacan.

Ainsi, le sujet parlant divisé de l’Inconscient va passer sa vie, c’est à dire ses fonctions de la parole(2), à procéder du Symbolique, de l’Imaginaire et du Réel jusqu’à sa dissolution que l’on appelle « mort ». La dissolution du sujet parlant n’est donc pas, dans cette perspective topologique, une néantisation mais un changement d’état où le sujet trouve enfin la solution qui lui permet de passer de l’Etre un en trois à l’Etre trois en un par récupération de l’objet a au prix de la perte totale du langage : topologique substitution à trois temps.

Décédé en 2018, Monsieur Alain Didier-Weill repose désormais dans le Réel, il est retourné à l’unité d’avant la perte de l’objet a. Sa procession vitale au Symbolique nous laisse face à deux dons : celui, irrémédiable, du silence et celui de ses écrits. L’écriture étant à la fois le dépôt du Symbolique et la trace première que le Réel y laisse par son nouage borroméen, nous tenir au plus près du texte weillien, c’est nous tenir, dans la fidélité à ce « depositum », au plus près du mouvement de l’analyse en ceci que le texte weillien se rapporte à ladite analyse. De Moïse à Freud, de Freud à Lacan et de Lacan à Monsieur Weill, il n’y a que du texte, que la transmission du texte. Et ce décès d’un fidèle et immédiat disciple de Lacan doit nous inspirer un grand désir d’unité car la psychanalyse ne peut souffrir, à l’instar du noeud borroméen, aucune division. La seule division que nous puissions souffrir étant notre limitation contingente consécutive à notre entrée au Symbolique.

(1) On retrouve cette thèse, sept siècles après Parménide, dans le chapitre I, verset 1 de Jean : « In principio erat verbum »
(2) Je définis la vie du sujet comme l’intégrale des fonctions de sa parole.

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